C’est l’un des piliers de l’économie mondiale. Mais jusqu’à quand pourra-t-on s’appuyer sur le pétrole pour se déplacer et se chauffer? C’est peu dire que les avis sont partagés. D’autant plus que les cargaisons virtuelles de «barils papier» jouent un rôle croissant dans la formation des prix. Tentative de débroussaillage.
«Il n’est pas sûr que l’on puisse produire dans vingt ans les 100 millions de barils par jour nécessaires pour satisfaire la demande prévisible!» Cette estimation du président de Total avancée en 2007 est aujourd’hui corroborée par d’autres acteurs de la branche pétrolière. Le fameux «pic pétrolier», au-delà duquel la production ne pourra que décliner, est-il atteint?
Christophe de Margerie exprimait ses doutes lors d'une conférence, à Londres, sur la capacité de l'industrie pétrolière de fournir les barils/jours attendus par l'Agence Internationale de l'Energie pour satisfaire la demande mondiale en 2030 en fonction du développement économique et des besoins afférents en produits pétroliers.
Une évaluation partagée par le patron de ConocoPhillips, James Mulva: «Je ne vois pas d’où pourrait provenir une production de 100 millions de barils/jour», affirmait-il lors d'une conférence présentée l’an dernier à New York. Ces propos pessimistes sont confirmés par la courbe de production mondiale qui plafonne depuis cinq ans entre 73 et 75 millions de barils/jour.
Un nouvel Alaska par année
Les raisons de cette stagnation sont multiples. D'abord le manque de capacités humaines (ingénieurs) et techniques (barges, matériaux, pompes). A quoi s’ajoutent, comme le souligne le CEO d'ExxonMobil, Rex Tillerson, les restrictions que les compagnies rencontrent dans certains pays producteurs pour des raisons politiques ou de nationalisme économique. Il estime à 116 millions de barils par jour le niveau de production possible en 2030 «si ces barrières étaient levées».
Un autre obstacle réside dans le coût croissant des recherches et développement des champs pétrolifères. Ceux que l’on découvre aujourd'hui sont généralement de plus petite taille et situés dans des zones d’accès et de climat difficiles. Pour maintenir le niveau d’extraction actuel, il faudrait, du fait du déclin des champs existants, ajouter tous les ans une capacité nouvelle de 4 millions de barils/jour, soit l'équivalent de la production de l'Alaska.
On comprend mieux, à la lumière de ces estimations, pourquoi les pétroliers se précipitent sur toutes les opportunités d'exploration de gisements nouveaux. C'est ainsi que les adjudications en Alaska, dans la mer dite des Tchouktches, ont suscité des offres à des prix exorbitants. Le grand gagnant a été Shell, qui accusait un retard par rapport à ses concurrents en réserves prouvées, et qui y a investi 2,1 milliards de dollars pour 725 lots à explorer. En Irak, malgré la situation chaotique du pays, pas moins de 70 offres de préqualification ont été déposées pour porter la production du pays de 2 à environ 4 millions de barils/jour en 2009.
Les optimistes et les pessimistes
Reste la question du fameux «pic pétrolier». Deux courant de pensées s’opposent sur cette question: les «pessimistes» et les «optimistes». Les premiers, principalement des géologues dont les plus connus sont Laherrere, Campbell et Ivanohe, fondent leur raisonnement sur plusieurs hypothèses. Selon eux, les réserves des principaux pays producteurs sont surestimées pour des raisons politiques (quotas).
Les plus gros gisements ont été découverts, tandis que la valorisation de nouvelles réserves importantes reste aléatoire. Ainsi, les pétroles non conventionnels (schistes bitumeux, bruts extra lourds) seraient difficilement exploitables pour des raisons techniques et environnementales. Enfin, le taux de découvertes de nouveaux gisements décroît depuis 20 ans. Ainsi, pour les «pessimistes», le «Peak oil» est-il définitivement atteint, la production va progressivement diminuer dès ces prochaines années.
Les «optimistes», eux, n’envisagent une diminution de la production qu’à partir de 2030 au plus tôt. Ce sont surtout des économistes, dont Adelmann, Lynch et Odell sont les plus représentatifs. Ils prennent en considération l’incidence des réductions sur la rentabilité des champs marginaux, ainsi que le rôle des technologies modernes dans la découverte de nouvelles réserves et dans l’amélioration de la récupération des gisements identifiés. Ils estiment aussi que les pétroles non conventionnels, compte tenu de la hausse des prix du marché, ont atteint le seuil de rentabilité et permettront d’accroître de manière substantielle les quantités récupérables de brut.
L’évaluation des réserves est également liée à la courbe des prix. Des tarifs stables et prévisibles permettraient de planifier les efforts de prospection et de valorisation des gisements jusqu’ici peu rentables. Or le profil chaotique des prix de ces derniers mois devrait nous dissuader de toute illusion en termes de stabilité. L’été dernier, quand le baril était à son zénith, les spécialistes nous prédisaient un prix «durablement élevé», de 150 à 200 dollars pour certains. Moins de six mois plus tard, il était retombé à 35 dollars. C’est plutôt la volatilité des prix qui sera «durable».
Contrats fictifs
Les chocs pétroliers de 1974 et 1979 ont profondément changé la façon dont les prix sont déterminés. Auparavant dominaient les contrats à long terme, d’une durée moyenne de 24 et 36 mois, à prix stables. Ces contrats ont été entre-temps remplacés, d'abord par le marché «spot», créé en 1969, puis par les marchés à terme, offrant ainsi la possibilité aux financiers d’agir directement sur les prix.
Sur le marché «spot», les ventes sont conclues au jour le jour pour une quantité donnée de pétrole brut à enlever ou à livrer à un point donné. Aujourd'hui, les cours sont principalement déterminés dans les marchés à terme, en particulier au New York Mercantile Exchange (NYMEX), qui a commencé ses transactions sur le pétrole en 1983, et à l'International Petroleum Exchange (IPE), créé en 1980 et basé à Londres.
Les contrats à terme consistent à passer des ordres d'achat ou de vente d'une certaine quantité de «pétrole papier». L'objectif affiché est de se couvrir en compensant une opération réelle par une opération «barils-papier» inverse, aux mêmes conditions. Un «trader», par exemple, achète une cargaison de pétrole et, dans le même temps, vend l'équivalent de «barils-papier» sur le marché à terme.
Si le prix du brut a chuté et que le trader perd de l'argent à la revente du pétrole physique, il rachète le «pétrole papier» moins cher qu'il ne l'a vendu et réalise un bénéfice qui compense la perte subie sur le marché réel. Ces opérations sont en fait principalement spéculatives, avec un double effet de levier. Chaque contrat dérivé est une mise sur 1000 barils de pétrole.
Raffinage insuffisant
Exemple: plus de 100 millions de ces contrats dérivés sur le pétrole avaient été négociés en 2006, soit l’équivalent de 100 milliards de barils. Une étude de la revue économique et politique américaine Executive Intelligence Review a établi que pour 570 «barils papier» sur l'IPE, correspond un seul baril de pétrole réel. Autrement dit, ce sont ces 570 contrats fictifs qui déterminent le prix de ce baril.
Et ce n'est pas tout. Sur l'IPE, un «trader» peut acheter un contrat en misant seulement 3,8% de sa valeur. Ainsi, pour obtenir un contrat représentant 1000 barils, à 100 dollars le baril, un trader n'aura qu'à débourser 3800 dollars, c'est-à-dire 3,8% de 100’000 dollars. Nous sommes ainsi bien éloignés de la production physique de pétrole. A tel point que le Brent, par exemple, qui détermine le prix d'environ 60% de la production mondiale, représente aujourd'hui moins de 0,5% de la production physique réelle.
L'industrie pétrolière n'a pas que des outils spéculatifs à sa disposition. Au cours des vingt dernières années, elle n’a pratiquement plus investi dans le raffinage aux Etats-Unis, la capacité totale étant même tombée de 18 millions de barils par jour au début des années 80, à seulement 16 millions en 2006, alors que l’on savait que la demande de produits raffinés allait augmenter. Or une capacité réduite fait monter les prix. Le Financial Times estimait que, grâce à cette baisse de capacité, les entreprises de raffineries américaines, comme Valero, Premcor, Tesoro et Ashland, gagnaient désormais de 10 à 20 dollars de plus par baril raffiné.
Retour des cartels
Deux autres phénomènes ont joué un rôle clé dans cette dynamique de flambée des prix. D'abord, on ne peut s'empêcher de constater une relation entre la hausse des cours du pétrole et les fusions-acquisitions qui ont marqué ce secteur à la fin des années 90. En août 1998, alors que l'or noir était au plus bas, à environ 12 dollars le baril, BP lançait une OPA sur Amoco, créant le troisième groupe pétrolier mondial.
En novembre de cette même année, Exxon, le numéro deux mondial, ravissait à Shell la première place en rachetant Mobil. Au même moment, Total absorbait Petrofina pour acquérir ensuite, au début de 2000, Elf Aquitaine. Ces trois fusions, ainsi que l'achat de Texaco par Chevron en octobre 2000, se sont traduites par un renforcement considérable de la puissance du cartel pétrolier.
Autre phénomène, le développement des «hedge funds» a accentué le caractère spéculatif du marché. Dans la revue australienne Business Review Weekly, le banquier d'affaires Gerry van Wyngen soulignait le fait que beaucoup de ces fonds possèdent des capacités d’investissement de plus de 1 milliard de dollars cash, ce qui leur donne un énorme pouvoir sur le marché du pétrole.
En touche
Personne ne sait combien de pétrole est contrôlé par les hedge funds, ni par les autres investisseurs et spéculateurs. «Mais, souligne-t-il, il s'agit clairement d'une quantité importante, et les effets sur les prix sont considérables». Si l'OPEP décide par exemple d’accroître sa production de 500’000 barils par jour afin de faire baisser les prix, il est alors facile pour les spéculateurs d'acheter ce surplus sur le marché pour 60 millions de dollars, réduisant à néant les effets stabilisateurs des prix de cette capacité supplémentaire.
La situation est-elle désespérée? «Avec des prix pareils, nous nous attendions à une vague d’investissements dans de nouvelles capacités de production et de raffinage», soulignait l’an dernier le directeur sortant de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), Claude Mandil. Il profitait du 6e Sommet pétrolier international, à Paris, pour appeler les pays producteurs et les grandes compagnies à accroître leurs investissements afin de consolider les futures capacités d’or noir.
Mais les milieux interpellés ont botté cette proposition en touche. Derrière les discours convenus, ni l’OPEP qui n’a plus de bande de fluctuation, ni les compagnies, qui embellissent elles aussi leurs marges bénéficiaires, ne sont mécontents d’une situation de prix durablement tendus.
Business first…

La volatilité du marché met les professionnels sous pression. Porte-parole de la branche pétrolière en Suisse romande, Philippe Cordonier répond à nos questions.
Prix en dents de scie, incertitude sur les réserves: les mazoutiers et pompistes suisses ont-ils le moral?
La récente évolution du marché les soumet effectivement à dure épreuve. A commencer par l’instabilité des prix, qui les oblige à naviguer à vue. Fini le bon vieux temps où le consommateur pouvait en toute quiétude différer sa commande de mazout jusqu’en en été à cause de conditions saisonnières plus favorables. Toute prévision devient aléatoire. Les cours sont imprévisibles. Ils peuvent chuter fortement entre le moment de la commande et le jour de livraison au client. Le prix étant fixé lors de la commande, le client s’offusque alors de ne pas pouvoir profiter de la baisse intervenue entre-temps. Or le fournisseur de combustible a dû lui aussi s’acquitter du prix d’achat, auprès du grossiste, fixé le jour de la commande. Cette situation crée des malentendus qui nous imposent un gros effort d’explication.
Un logement sur deux en Suisse est chauffé au mazout. Comment entendez-vous sauvegarder cette part de marché enviable?
Il existe un large fossé entre l’image de cherté et de pollution du pétrole véhiculée par certains milieux politiques et médiatiques d’un côté, et le niveau de satisfaction des consommateurs d’autre part, qui en apprécient le confort, l’efficacité et la fiabilité. Le mazout est aujourd’hui compétitif sur le plan environnemental. Une maison bien isolée, équipée d’une chaudière moderne à condensation utilisant du combustible pauvre en soufre, avec un appoint solaire pour l’eau sanitaire, se traduit par une baisse de consommation qui peut atteindre jusqu’à 70% en comparaison de la situation précédente.
On sait que les avis sont partagés. Avez-vous une conviction personnelle sur l’état des réserves pétrolières mondiales?
Plus les prix du baril sont élevés, plus il sera possible d’investir dans la prospection de gisements complexes, profonds, ou d’améliorer le taux de récupération des gisements identifiés grâce à des techniques d’extraction novatrices. Aux fameuses quarante années de réserves dont tout le monde parle, il faut ajouter les gisements probables supplémentaires et les pétroles non conventionnels, qui devraient nous amener sans grande difficulté à la fin de ce siècle, nous laissant le temps nécessaire pour engager une transition en douceur vers des énergies de substitution.
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