«Pourquoi ne dites-vous pas, franchement et honnêtement, que le lobby que vous défendez ne veut rien savoir de l’intelligence des énergies propres et renouvelables?». Cette question en forme d’accusation qui m’a été récemment posée à la suite de la publication d’un article est caractéristique des malentendus qui empoisonnent le débat énergétique dans ce pays et l’empêchent de prendre les décisions nécessaires.
Le lobby auquel mon correspondant fait allusion, vous l’aurez compris, est nucléaire. Or il n’y a pas de lobby nucléaire en Suisse. Les entreprises électriques sont majoritairement en mains publiques. Elles ne sont pas actionnaires des fabricants de réacteurs français ou américains. Leur mission n’est pas de favoriser telle ou telle forme d’énergie, mais d’assurer l’approvisionnement du pays, aujourd’hui et demain, compte tenu des exigences économiques et environnementales.
Cela étant, le terme de lobby n’a rien de péjoratif à mes yeux. Le fait que les partisans des sources renouvelables puissent, eux, s’appuyer sur un lobby puissant, bien organisé, avec des associations généreusement dotées en personnel et en moyens, soutenues par des ONG internationales (WWF, Greenpeace) dont les budgets annuels se comptent en dizaines de millions de francs, ne me gêne pas.
Encore serait-il souhaitable, à une époque où tout le monde se gargarise de transparence, que le public en soit mieux informé.
Ce qui nous amène à la question soulevée dans l’article qui m’a valu les foudres du correspondant mentionné ci-dessus: pourquoi, malgré les efforts de développement et du formidable soutien dont elle dispose dans le monde entier, la part de l’énergie solaire dans la production d’électricité ne décolle-t-elle pas?
Explication: à raison d’une irradiation solaire moyenne de 1000 watts par mètre carré (W/m2) et avec des durées d’insolation comprises entre 1750 et 3000 heures par année en Europe, la densité du flux solaire sous nos latitudes est de l’ordre de 200 à 350 W/m2. Même si toute l’énergie ainsi captée pouvait être directement convertie en électricité, elle n’alimenterait, par mètre carré, que deux ampoules de 100 watts, et cela dans la journée seulement.
Compte tenu des lois de la thermodynamique, le rayonnement ne peut pas être converti totalement en électricité. On le voit à l’exemple de la dernière centrale solaire américaine Nevada Solar One, qui aligne des miroirs paraboliques dernier cri de la société allemande Schott, avec des récepteurs sous vide et des vitrages avec aciers spéciaux. Malgré sa capacité de 64 mégawatts-crête sous le soleil de midi, sa puissance moyenne équivalente disponible reste inférieure à 15 mégawatts. Répartie sur les 1,3 million de mètres carrés de captage, la capacité effective atteint tout juste 11,4 watts par mètre carré, permettant une production annuelle d’électricité de quelque 100 kilowattheures par mètre carré.
En clair, la différence entre le potentiel théorique et la pratique technologique se traduit par l’utilisation de 9 mètres carrés pour alimenter une seule ampoule de 100 watts. En France, on n’en n’est même pas encore là. La nouvelle centrale photovoltaïque montée sur le toit de l’hypermarché Carrefour, à Nîmes, réalisée avec des modules en couches très minces mais de moindre rendement, présente une capacité effective de 3,8 watts par mètre carré. Autrement dit, 16 mètres carrés sont nécessaires pour alimenter une ampoule de 60 watts.
Un demi pour mille d’électricité solaire
Telle est la réalité des chiffres, à laquelle toutes les bonnes volontés et les campagnes de lobbying les mieux organisées ne pourront rien changer. On voit ainsi pourquoi, malgré plusieurs dizaines d’années de recherches et d’investissements, l’énergie solaire ne participe toujours qu’à hauteur de 0,04% à la production d’électricité en Suisse (27,1 GWh sur 65'916 GWh en 2007). C’est moins d’un demi pour mille.
Faut-il pour autant jeter cette technologie aux orties? Certainement pas. Grâce à l’amélioration constante de ses taux de conversion, l’énergie photovoltaïque présente un potentiel de développement réel en tant que source d’appoint pour des applications particulières. Il convient de poursuivre les recherches, mais de manière coordonnée et à l’échelle internationale.
Il est tout aussi urgent de sortir le débat énergétique des anathèmes et de l’idéologie. C’est ce qu’a rappelé Patrick Moore, dans une récente conférence donnée à Zurich. L’ancien leader et membre fondateur de Greenpeace y a notamment déploré que le mouvement écologiste, dans son ensemble, paraît désormais réfractaire à la science et à tout débat rationnel, et qu’il véhicule des croyances plutôt que de la science.
Pour ramener de la science dans le débat, Patrick Moore a fondé une association (CASEnergy Coalition) qui défend vigoureusement un développement accéléré de l’énergie nucléaire: «Nous avions à l’époque eu le tort, souligne-t-il, de mettre dans le même panier l'énergie et les armes». C’est à ses yeux tout aussi faux que de confondre la médecine nucléaire et les armes atomiques. Il est évident que la médecine favorise une utilisation bénéfique de la radioactivité et de la technologie nucléaire. Elle diagnostique les maladies et guérit des millions d’individus.
Se serrer la ceinture?
Il s’agit également de favoriser les applications énergétiques du nucléaire: «C’est ce qui m'a conduit à revoir mes positions, alors que je commençais à me préoccuper des changements climatiques: comment faire pour s'en sortir en sachant que 86% de l'énergie mondiale est dérivée des agents fossiles? Il a toujours été pour moi évident que l’éolien et le solaire n’étaient pas en mesure d’y apporter des réponses suffisantes».
Pour beaucoup, la réponse au risque de pénurie électrique qui se profile à belle allure consisterait à se serrer la ceinture. «Pourquoi ne parlez-vous pas des économies?» me demandait récemment un autre lecteur. En fait, l’électricité est partout présente et ne représente pourtant que 24% de l’énergie finale consommée. Cela veut dire qu’elle est déjà utilisée de manière efficace.
Il existe un potentiel d’économie considérable dans l’énergie, mais c’est dans le chauffage qu’il se trouve. On pourrait réduire les besoins en combustibles fossiles en assainissant les immeubles et en accélérant le recours aux pompes à chaleur, au chauffage à bois et en développant des réseaux de chauffage à distance. Des mesures qui, pour certaines d’entre elles, entraîneront dans un premier temps une forte hausse des besoins en électricité.
Cessons de nous laisser culpabiliser. Les Suisses ne sont pas gaspilleurs. Nous sommes l’un des pays développés qui utilisent le moins d’énergie pour produire un franc de Produit intérieur brut. Ce qui témoigne d’une efficacité très élevée de l’utilisation de l’énergie. Exemple: l’industrie suisse des machines a diminué sa consommation d’énergie de 28% depuis 1990, tout en augmentant sa production. Encore des chiffres, me direz-vous. Certes, mais qu’il n’est pas inutile de rappeler.
Cet article de Jean-Pierre Bommer est paru dans le quotidien Le Temps du 9 décembe 2008.