|
C’est le sujet socio-économique le plus abondamment traité par les médias depuis près de vingt ans. Sommes-nous pour autant bien informés sur l’énergie? Eh bien non. C’est devenu une foire d’empoigne où les opinions l’emportent sur les faits. Avec, en toile de fond, l’impensable: une Suisse qui va bientôt manquer d’électricité.
L’énergie est une grande scène de théâtre sur laquelle s’agitent d’innombrables acteurs aux objectifs, aux conceptions et aux intérêts différents, et souvent antagonistes. Le débat est dominé par les spécialistes autoproclamés et autres magiciens qui tous ont la solution miracle, si seulement on voulait les écouter et suivre leurs conseils.
Donnons d’emblée la parole à un spécialiste dont personne ne met en cause les compétences: «L’énergie est un monde féroce dans lequel on tue tous les jours!», déclarait il y a une dizaine d’années l’ancien ministre saoudien du Pétrole, Cheikh Saki Yamani. Une fois que l’on a accepté et digéré ce fait majeur, on peut s’intéresser aux détails. Avec un peu moins d’illusion et un peu plus de réalisme.
Autrefois, l’énergie était essentiellement, voire exclusivement un facteur du développement économique des nations. Son rôle était de contribuer à l’essor de ses utilisateurs, et de ses producteurs aussi. Certes, elle joue toujours ce rôle de grand acteur économique. Mais pas seulement. Entre-temps, l’énergie est devenue un facteur de confrontation et de division.
Elans religieux
Ainsi, la controverse énergétique, dans les discours, s’est-elle substituée aux affrontements politiques traditionnels qui se jouaient, souvenez-vous, entre la gauche et la droite, entre le progressiste et le réactionnaire, le conservateur et le révolutionnaire, le capitaliste et le collectiviste.
Qui tient encore ce type de discours, à part peut-être Arlette Laguiller, l’éternelle candidate à la présidence de la république française? La confrontation est toujours là. Mais le vocabulaire a changé. Il est aujourd’hui marqué par l’énergie. On oppose aujourd’hui le vert aux autres coloris, l’anti- au pro-nucléaire, le fossile au renouvelable, la route au rail, le gaspilleur à l’utilisateur économe.
L’énergie est aussi devenue un détonateur du choc des générations. Elle divise les familles, crée des fêlures dans les partis politiques, qui n’ont plus leur aile droite ou gauche, conservatrice ou sociale, mais verte ou jaune. De belles et longues carrières politiques et administratives se bâtissent sur le militantisme énergétique.
Entre Berne et Lausanne
L’énergie s’impose dans les discours philosophiques. Elle est invoquée de manière incantatoire. C’est le fameux «yaka»: yaka économiser, yaka faire du renouvelable, yaka taxer, yaka interdire. Elle suscite des élans quasi religieux. On implore le Dieu Soleil de mettre son énergie à disposition pour sauver la déesse Gaïa, nom mythologique donné à la Terre, d’un excès de pollution ou de chaleur.
L’énergie ne se contente plus de nous chauffer et de nous transporter. Elle participe à l’asservissement des esprits au politiquement correct. Il m’arrive d’évoquer le sujet dans l’intercity, entre Lausanne et Berne. Et quand la discussion dérape vers le nucléaire, mes interlocuteurs baissent la voix ou lancent des regards inquiets autour d’eux pour s’assurer que leur propos ne puissent tomber dans de mauvaises oreilles.
Le plus frappant, dans ces réactions, c’est qu’elles sont inconscientes. Si j’ai le front d’attirer leur attention sur ces attitudes de prudence, voire de crainte, mes interlocuteurs tombent des nues. Ils se mettent sur la défensive, et ils m’en veulent aussi. Ce qui est normal, tant il est discourtois de faire remarquer à autrui ce qui peut paraître comme une faiblesse. Aujourd’hui, le cas échéant, j’observe et je me tais.
Manque à gagner
L’opposition au nucléaire serait le fait de militants idéalistes et désintéressés, essentiellement préoccupés par le sort des générations futures. Telle est l’image véhiculée par les médias et magnifiée dans les discours. Il existe effectivement des antinucléaires idéalistes qui payent de leur personne pour exprimer leurs convictions, avec le désir sincère de mettre leur pierre à une société meilleure.
L’image des sympathiques barbus qui auraient amené des grands groupes mondiaux comme General Electric ou ABB à abandonner leur business nucléaire n’est donc pas entièrement fausse, mais un peu courte. Mes quelque trente années d’activité dans le domaine de l’énergie m’ont appris que la situation est un peu plus compliquée, et que le nucléaire a des opposants autrement plus redoutables.
Qui sont-ils ?
Il y a d’abord les énergies concurrentes. Chaque centrale nucléaire en activité représente pour elles un manque à gagner annuel de l’ordre de 200 millions de dollars. Quand on sait que l’économie charbonnière repose aujourd’hui presque exclusivement sur la production d’électricité, on imagine bien qu’elle n’allait pas prendre acte de l’avènement de l’atome les bras croisés.
Conclave pétrolier
Au début des années 60, quand le nucléaire civil est apparu sur la scène énergétique, les grands groupes pétroliers s’étaient naturellement concertés pour décider de ce qu’il convenait de faire. Les uns jugeaient ce domaine prometteur, estimant et qu’il fallait «y aller». Les autres considéraient cette éventualité comme trop risquée. Il n’était pas avéré que le nucléaire allait s’imposer, et son développement nécessitait des moyens qu’il valait mieux investir dans la prospection de nouveaux gisements de brut.
C’est la faction conservatrice qui l’emporta. Mais dès lors que l’on renonçait à s’y engager, la nouvelle source d’énergie devenait une concurrente qu’il s’agissait de mettre sur la touche. Et c’est ainsi que l’on vit apparaître sous leur flamboyant vernis écologique des ONG puissantes, riches et omniprésentes qui allaient mener la vie dure à l’atome dans tous les pays où il se développait.
Entendons-nous bien. Ceci n’est pas une critique de ma part. Nous vivons dans un monde de compétition, de guerre. Et en matière d’énergie, les enjeux économiques et géostratégiques sont gigantesques. Chacun défend ses positions et parts de marché sans état d’âme. Certains ont les moyens de le faire, d’autres moins.
L’humanisme de Cousteau
Un autre adversaire du nucléaire, tout aussi redoutable et puissant, est la mouvance écologique de type malthusienne, pour laquelle tous les maux de la société proviennent de la surpopulation. L’ennemi c’est l’homme, l’homme qui gaspille, qui pollue, qui consomme, qui détruit l’environnement et qui détraque le climat. Il faut donc s’opposer à tout ce qui peut favoriser le développement de l’économie physique, qui favorise à son tour la croissance démographique. Et le nucléaire, par la densité énergétique de son combustible, est le type même de technologie qui cimente le développement honni.
L’une des plus éminentes figures du malthusianisme écologique était le commandant Jacques-Yves Cousteau, comme en témoigne cet extrait d’interview parue dans la Revue de l’Unesco de novembre 1991: «Nous voulons éliminer les souffrances? L’idée est belle mais elle n’est pas tout à fait bénéfique sur le long terme. Il est à craindre que l’on ne compromette ainsi l’avenir de l’espèce. Il faut que la population mondiale se stabilise et pour cela, il faudrait éliminer 350'000 personnes par jour… ». Heureusement que le grand humaniste au bonnet rouge, compte tenu de son influence, n’a pas précisé comment il fallait s’y prendre.
Autres adversaires de l’atome: les partisans des nouvelles sources renouvelables. Il est aujourd’hui acquis qu’un adepte de l’énergie solaire doit par définition s’opposer au nucléaire. Autrement dit, ces deux formes d’énergie ne peuvent que se combattre l’une l’autre. Or, cet antagonisme artificiel est totalement absurde dans la mesure où le Soleil est le siège d’une réaction thermonucléaire permanente. C’est la plus grande centrale nucléaire du système solaire. Sans la force nucléaire, il n’y aurait pas de soleil, sans soleil, il n’y aurait pas de vie.
Science honnie
Si l’on fait le compte de tous les opposants à l’atome, en y ajoutant des médias hostiles dans leur grande majorité, on peut considérer comme un miracle le fait qu’il y ait encore des réacteurs en activité dans le monde.
Cette controverse s’inscrit dans le cadre plus large du rejet du progrès scientifique. La presse évoque régulièrement les inquiétudes que suscite la société moderne. Ainsi, la preuve n’aurait pas été faite que telle substance ou technologie n’est pas dangereuse, que les champs électromagnétiques ne sont pas nocifs, que telle centrale électrique est sans effet sur l’environnement, que les OGM ne sont pas porteurs de maladies génétiques.
A entendre tous ceux qui s’inquiètent des maux de la société moderne, il faudrait cesser tout développement et multiplier les études préalables, conformément au principe de précaution érigé au rang de dogme. Une fois ces études faites, on en réclame d’autres, sans pour autant apaiser les médias et le public. Le nucléaire, la téléphonie mobile, les problèmes de toxicité (amiante), de contamination (vache folle ou grippe aviaire) en sont les exemples les plus spectaculaires.
Germes de confusion
Tout ce brouhaha crée en fin de compte plus d’inquiétude qu’il n’en apaise. Des sondages ont démontré que la majorité de la population estime que nous vivons plus dangereusement qu’il y a 50 ans, alors même qu’entre-temps, l’espérance de vie a fait un bond considérable. Nous vivons aujourd’hui mieux et plus longtemps qu’il y a un demi-siècle. Ce qui n’empêchera pas certains d’insinuer que cette longévité accrue n’est pas «normale» et qu’il conviendrait d’en étudier scientifiquement les causes et les effets.
Autre source de désinformation énergétique: les données quantitatives sont le plus souvent soigneusement évacuées du débat. On compare et on analyse dans l’absolu: mon énergie est mieux que ton énergie. Sauf à vouloir créer et entretenir la confusion, il serait bon d’introduire de temps en temps des ordres de grandeur dans les discussions pour clarifier les enjeux et procéder aux meilleurs choix possibles.
Des exemples? Selon l’Agence internationale de l’énergie, la consommation mondiale va augmenter d’au moins 60% au cours des trente prochaines années. Et les trois quarts de cette hausse seront couverts par les énergies fossiles. Kyoto ou pas, les rejets de gaz à effet de serre vont par conséquent augmenter dans des proportions considérables.
Inertie
Il y a pire. La Suisse est au bout de ses réserves d’électricité. Avec une hausse annuelle de la demande de l’ordre de 2%, nous allons manquer de courant dès ces prochaines années. L’inertie des responsables politiques et économiques face à cette situation est ahurissante quand on sait que l’électricité est le système nerveux de tout pays industriel moderne.
«Il faut faire du renouvelable», répondent les uns. Autrement dit, du photovoltaïque et de l’éolien. Ces deux sources de substitution couvrent aujourd’hui 0,05% (un demi pour mille) des besoins de la Suisse en électricité, bien que la Confédération ait investi à elle seule près d’un milliard de francs dans leur développement au cours des vingt-cinq dernières années.
Cessons de rêver. Compte tenu de l’urgence, il faut engager sans délai les démarches nécessaires pour construire de nouveaux ouvrages nucléaires. Dans l’intervalle, les projets de centrales à gaz actuellement à l’étude pourront faire l’appoint. Il n’y a pas d’alternative.
|
|