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Septembre 1988

Pourquoi, plus
de deux ans après l'accident et malgré
que l'information correcte était immédiatement
disponible, l'impression prévaut toujours dans
les pays occidentaux que Tchernobyl est une catastrophe
sans précédent ayant causé des
centaines, voire des milliers de morts? Une question
qui a intrigué deux scientifiques français
et qui les a conduits à identifier avec précision
un lobby antinucléaire mondial, à la fois
hétéroclyte et terriblement efficace.
Tel est le thème d'un livre instructif et passionnant
(1).
Comment avons-nous été informés
sur l'affaire de Tchernobyl? "Au début assez
bien", répondent Yves Lecerf et Edouard
Parker. Les premiers comptes-rendus sont corrects. Les
journaux télévisés font état
d'un "accident" qui n'a fait que quelques
victimes. Les commentaires sont mesurés.
Jusqu'à l'apparition de la rumeur des 2000 morts.
Dès lors, l'information est systématiquement
dramatisée. Le "nuage radioactif" qui
se balade sur l'Europe, bien que n'ayant jamais représenté
de risque sanitaire, est décrit comme une épée
de Damoclès suspendue au-dessus du continent.
On ne parle plus, désormais, que de la "catastrophe".
Bien au chaud, les médias miment la grande peur.
Quand les autorités soviétiques font état
de deux morts au lendemain de l'accident, personne ne
les croit. Quand une dépêche américaine
lance le chiffre de 2000 morts sur la base de sources
dites "officielles" mais invérifiables,
beaucoup de gens y croient.
Pour expliquer ce revirement, les deux Français
décortiquent de manière détaillée
les mécanismes de la "rumeur", dont
le succès repose sur une constante très
simple de la psychologie humaine: lorsque le moi irrationnel
(émotionnel) de l'homme est en opposition avec
son moi rationnel (sa raison), c'est l'irrationnel qui
l'emporte: "Nous ne croyons pas nos connaissances
parce qu'elles sont vraies, fondées ou prouvées.
Nous les considérons comme vraies parce que nous
y croyons. Le savoir social repose sur la foi et non
sur la preuve."
Dès lors, des lobbies ou autres comploteurs suffisamment
puissants et déterminés peuvent, grâce
à la multitude des moyens d'information modernes
et au goût naturel des médias pour les
nouvelles dramatiques, promouvoir ou défaire
des groupes, des individus, des entreprises, des mouvements
d'idées ou des technologies. Pour Lecerf et Parker,
le "complot antinucléaire" est un état
de fait. Il repose sur une conjonction d'intérêts
politiques et économiques de dimension gigantesque.
Ces comploteurs, qui sont-ils? Parker et Lecerf rappellent
d'abord que les grandes compagnies pétrolières
ont un intérêt évident à
l'affaiblissement de l'atome civil. Car pour elles,
Ia puissance nucléaire installée dans
les pays de l'OCDE équivaut à un manque
à gagner annuel de l'ordre de 13 milliards de
dollars. Et, plus grave, si l'on arrivait en l'an 2000
au taux de nucléarisation prévu actuellement,
cette perte de marché pour le pétrole
atteindrait l'équivalent de 25 milliards de dollars
par an.
Outre l'industrie charbonnière, les pétroliers
peuvent compter sur des alliés qui s'opposent
à l'atome pour d'autres raisons. A commencer
par des milieux de l'administration américaine,
notamment certains stratèges du Pentagone, obsédés
par le risque de prolifération du nucléaire
militaire et qui estiment qu'une situation mondiale
d'interdiction complète de toute activité
nucléaire quelle qu'elle soit serait finalement
plus facile à gérer qu'une situation comprenant
un secteur nucléaire civil.
Il subsiste des liens très solides entre les
uns et les autres. Le lobby pétrolier est puissant
à Washington, et l'on dit volontiers que ce qui
est bon pour Exxon et les autres "majors"
l'est aussi pour les Etats-Unis. Résultat: il
y a dix ans que les sociétés d'électricité
américaines ne commandent plus de centrales nucléaires.
"Et accepterons-nous de croire que ce soit seulement
l'action spontanée de quelques antinucléaires
barbus ou de quelques gentils intellectuels qui soit
parvenue à écarter du marché nucléaire
mondial des firmes aussi puissantes, prestigieuses et
dynamiques que Westinghouse ou Général
Electric?" demandent Lecerf et Parker.
Et les "verts", quel est leur rôle dans
tout cela? Ils ont surtout pour mission d'entretenir
un terrain favorable et réceptif à la
rumeur antinucléaire. Ce terrain est celui de
la sauvegarde du milieux vital. Les mécanismes
bien huilés de la désinformation permettent
ensuite de proposer au public inquiet de la détérioration
de l'environnement un bouc émissaire tout désigné:
l'énergie nucléaire, désormais
caricaturée comme le mal absolu.
Lecerf et Parker ont écrit un livre passionnant,
superbement documenté, indispensable pour tous
ceux qui s'interrogent sur le fossé subsistant
entre la réalité des faits et les opinions
du public en matière d'énergie nucléaire,
mais aussi dans de nombreux autres domaines, énergétiques
ou non.
(1) "L'Affaire Tchernobyl",
par Yves Lecerf et Edouard Parker, Presses Universitaires
de France. Yves Lecerf, professeur à l'Université
de Paris VIII, y dirige un laboratoire d'ethnométhodologie;
Edouard Parker dirige un institut d'analyses prospectives
internationales et de conseil aux entreprises, après
avoir assuré la tutelle du CEA au cabinet de
cinq ministres successifs de la recherche scientifique.
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