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Mars 2000

Douze milliards
de francs: tel est le montant que le Gouvernement italien
a libéré le 26 janvier dernier en faveur
de la compagnie nationale Enel. Cette somme permettra
de dédommager les investissement non amortissables
qui résulteront, pour cette entreprise, de l'ouverture
du marché de l'électricité. Le
Parlement suisse, lui, s'apprête à voter
une loi qui ne mentionne même pas la question
des INA.
Il n'y a pas que les Italiens. Aux Etats-Unis, les INA
subis par les entreprises publiques
du fait de la libéralisation font l'objet d'un
dédommagement prélevé sur les factures
adressées aux consommateurs. Et l'Europe? La
directive de Bruxelles sur l'ouverture du marché
inclut une disposition qui prévoit des mesures
limitées dans le temps pour compenser les INA.
Onze Etats membres de l'Union ont annoncé leur
intention de recourir à cette possibilité.
Ils pourront, tout comme l'Italie, prendre des mesures
financières pour mettre l'ensemble des acteurs
du marché sur une même ligne de départ
au moment de l'ouverture. Car celle-ci a pour but de
créer la concurrence au sein de l'économie
électrique, avec une liberté de choix
réelle pour le consommateur.
Changement de système
Tout comme leurs collègues d'Europe et d'ailleurs,
les électriciens suisses ont procédé
jusqu'ici aux investissements nécessaires pour
assurer l'approvisionnement du pays, conformément
à leur mission et à leurs statuts d'entreprises
de service public. Ils ont construit des ouvrages de
production et de transport, dont la rentabilité
est désormais mise en cause par le changement
de système juridique résultant de l'ouverture
du marché.
Le cas de Cleuson-Dixence illustre de manière
spectaculaire la problématique des INA. Le lancement
du projet remonte à 1986. A cette époque,
tous les indicateurs annoncent des besoins supplémentaires
en puissance et en énergie pour les années
à venir. "Une pénurie de courant
se dessine à long terme en Europe", déclare
le Conseil fédéral en 1990.
L'impossibilité politique de construire de nouveaux
aménagements dans le pays conduit les électriciens
helvétiques à s'assurer des capacités
de fourniture de base à l'étranger, en
prenant notamment des participations dans des centrales
nucléaires françaises. En contrepartie,
la construction d'une usine souterraine à Bieudron,
en Valais, permettra à la Suisse de se doter
d'une couverture de pointe supplémentaire et
d'équilibrer les relations avec les fournisseurs
étrangers. Cleuson-Dixence participera ainsi
à la sécurité d'approvisionnement
globale du pays, par exemple en cas de panne d'hiver
d'un ouvrage nucléaire.
Expropriation
Le premier signal clair d'une probable ouverture du
marché de l'électricité (Rapport
Cattin) est donné en 1995. Un arrêt des
travaux de Cleuson-Dixence décidé cette
date aurait entraîné une perte sèche
de plus de 60% du montant de l'investissement global.
Une analyse minutieuse de tous les paramètres
économiques confirme qu'il était parfaitement
justifié d'achever l'ouvrage.
Une autre source d'INA réside dans l'ouverture
des réseaux d'électricité. L'obligation
faite au propriétaire d'une ligne d'accepter
le passage de l'énergie d'un fournisseur ou d'un
utilisateur tiers constitue une forme d'expropriation
matérielle donnant droit à un dédommagement
au sens de l'article 26 de la Constitution fédérale.
Autrement dit, une loi qui entraîne des préjudices
avérés doit inclure des dispositions très
claires pour compenser ces dommages.
C'est la voie qu'ont choisi nos voisins européens,
ainsi que les Etats américains qui ont ouvert
leur marché. Ce n'est pas celle du Conseil fédéral
qui, tout en reconnaissant l'existence des INA dans
son message relatif à la loi sur le marché
de l'électricité, propose de régler
cette question dans le cadre du projet de taxe sur l'énergie.
Il s'agirait d'affecter une partie de cette taxe à
des prêts exceptionnels pour dédommager
les INA les plus flagrants.
Paradoxes
Or une telle solution présente plusieurs inconvénients
majeurs. Ainsi, le sort de cette taxe est lié
à une votation populaire dont rien ne dit qu'elle
sera acceptée. En outre, la part du produit de
la taxe affectée aux INA - on parle de 350 millions
de francs sur dix ans - serait dans tous les cas insuffisante
en regard d'investissements non amortissables estimés
à plusieurs milliards selon le rythme d'ouverture
retenu.
Il en résulterait aussi des situations totalement
paradoxales. On verrait par exemple la centrale nucléaire
de Leibstadt toucher des INA qui seraient prélevés
sur l'énergie issue de cette même centrale.
En quelque sorte le serpent qui se mord la queue. Il
n'est pas besoin d'être grand clerc pour savoir
qu'une telle procédure est contraire au droit.
Il apparaît clairement que toute forme de compensation
partielle des INA au moyen de taxes instituées
dans un autre cadre légal est pour le moins aléatoire.
Une telle solution serait liée à des facteurs
d'insécurité juridique, financière
et administrative. Le dédommagement de ces investissements
est une question d'équité. Il ne se réglera
pas à coup d'aumônes
Fragilisé
Les entreprises d'électricité concernées
n'entendent pas tirer profit de la libéralisation
pour obtenir des avantages financiers. Elles mettent,
au contraire, tout en oeuvre pour ramener les INA au
plus bas niveau possible au moment de la libéralisation.
Mais leur tâche est compliquée par les
surplus de production qui caractérisent actuellement
le marché européen de l'électricité,
et qui entraînent une fragilisation momentanée
de l'économie électrique suisse, dont
l'outil de production est relativement cher.
Cette situation excédentaire sera tôt ou
tard résorbée par l'assainissement du
parc de production européen (arrêt accéléré
des centrales thermiques vieillissantes, à charbon
notamment). Ensuite de quoi la force hydraulique se
retrouvera dans une position favorable. Une juste compensation
des INA, outre ses avantages en matière de concurrence,
est indispensable pour permettre au pays de franchir
ce cap délicat mais aussi pour conserver une
partie essentielle de son patrimoine énergétique
et de ses centres de décision stratégique.
Armes égales
Les compagnies électriques ont le droit et l'obligation
d'exiger le dédommagement des INA dans un cadre
juridique clair et cohérent. Elles y sont notamment
astreintes par devoir envers leurs actionnaires - essentiellement
des collectivités publiques - et envers les petits
et grands épargnants - par exemple des caisses
de pension suisses - qui ont investi en toute bonne
foi dans des ouvrages réalisés conformément
à la mission d'approvisionnement des entreprises.
Compte tenu du rôle particulier de la force hydraulique
en Suisse - et de son désavantage momentané
du fait de l'ouverture en situation excédentaire
- le législateur ne doit ménager aucun
effort pour donner au pays et à son économie
électrique les moyens de conserver une capacité
concurrentielle. Il ne s'agit pas d'exiger des avantages
par rapport à des compétiteurs étrangers,
mais de pouvoir lutter à armes égales.
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