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Mars 2001

L’heure, dit-on, est aux énergies qui n’émettent pas de gaz carbonique. Problème: les deux principales d’entre elles font l’objet de vastes campagnes de dénigrement à l’échelle planétaire. Après avoir réussi à neutraliser le développement du nucléaire civil, les puissantes ONG actives sur le terrain énergétique conduisent aujourd’hui une croisade contre les grands ouvrages hydroélectriques.

Réalisations qualifiés de pharaoniques, destruction des paysages, déplacements forcés des populations, gabegies, corruption: la construction des barrages dans les pays en développement, c’est le moins qu’on puisse dire, ne suscite pas des commentaires enthousiastes dans les médias occidentaux. Y compris en Suisse, à la prospérité de laquelle les grandes retenues alpines ont pourtant apporté une contribution décisive.

Au cours des deux dernières décennies, les projets et réalisations de grande envergure, dans le tiers monde surtout, ont été fortement combattus, avec des pressions sur les gouvernements concernées et sur les institutions de financement. C’est dans ce climat que la Commission mondiale des barrages (CMB) a été créée à l’instigation de la Banque mondiale et de l’Union mondiale pour la nature.

Désenchantement
Fondée en 1998 dans la commune vaudoise de Gland, siège du WWF international, cette commission annonce sa volonté d’utiliser un processus d’études et de dialogue pour changer le ton du débat sur les barrages entre les protagonistes. "Il s’agit, dit-elle, de passer d’une confrontation destructrice à une concertation constructive".

Elle s’attribue d’une part le mandat d’évaluer le rôle des barrages sur le plan économique et en termes d’impacts sociaux et environnementaux et, d’autre part, la définition des critères, des lignes directrices et des normes acceptables à l’échelle internationale pour la planification, la conception, la construction et l’exploitation des grands barrages.

Ceux qui espèrent voir cette organisation s’engager dans son activité avec un esprit objectif déchantent pourtant rapidement. Parmi les douze membres autoproclamés de la commission, présidée par le ministre de l’éducation de l’Afrique du Sud, Kader Asmal, figurent plusieurs représentants d’organisations écologiques militantes fortement orientées contre les barrages.

L’agitatrice et l’industriel
C’est notamment le cas de l’Américaine Deborah Moore, de l’Environmental Defense, ou de l’Indienne Medha Patkar, considérée par le gouvernement du pays qu’elle est sensée représenter comme une agitatrice professionnelle. La présence de Göran Lindhal, PDG du groupe ABB, constitue tout au plus une caution industrielle. La Chine, premier constructeur de barrage dans le monde depuis plusieurs années, y a tout naturellement sa place. Mais sa représentante s’annonce souffrante et le gouvernement de Péking ne la remplacera pas.

Une fois constituée, la commission se met rapidement au travail. Elle procède à l’examen de 125 grands barrages, sur les quelque 45 000 ouvrages qui tombent sous cette définition (les retenues de plus de 15 mètres de hauteur). Au terme de ses investigations, en novembre 2000, elle publie un rapport de 448 pages, assorti de recommandations qui devront présider à toute construction future.

Que dit ce rapport? Il commence par admettre que les barrages ont contribué au progrès des sociétés humaines. On apprend ainsi que 16% de la production agricole mondiale profite de l’irrigation à partir des barrages, ou que ces derniers participent pour plus de 90% à l’approvisionnement énergétique de 24 pays dans le monde, ou encore que 12% d’entre eux fournissent de l’eau à des agglomérations urbaines. Dans certains cas, ils ont contribué à améliorer les écosystèmes par la création de nouvelles zones humides et à renforcer les défenses contre les crues et les inondations.

Transparence et corruption
Après ce coup de chapeau, on passe aux aspects négatifs. D’après la commission, ils sont écrasants. Ainsi, les grands barrages construits dans le monde n’ont pas atteint les objectifs techniques, économiques et sociaux pour lesquels ils ont été conçus. Leur impact sur les écosystèmes sont négatifs. Ils provoquent des pertes irréversibles d’espèces et écosystèmes. Ils ont des conséquences graves sur les populations locales. Leur construction aurait entraîné le déplacement de 40 et 80 millions de personnes, qui ne bénéficient pas toujours directement des avantages économiques de ces ouvrages.

Le "manque de transparence"des processus de décision, les moyens de pression des industries concernées et les soupçons de corruption figurent en bonne place parmi les autres inconvénients mentionnés dans le rapport. Le plus souvent, les grands barrages, aux yeux de la commission, ne satisfont pas aux exigences du développement durable, ce dernier critère étant désormais, comme chacun sait, la référence absolue en terme d’utilité économique et publique.

Dès lors, tout nouveau projet doit se conformer à des exigences universellement reconnues, qui l’emportent sur le droit des Etats à disposer d’eux-mêmes. La commission propose une série de «priorités stratégiques»: obtenir l’accord du public, optimiser les ouvrages existants, sauvegarder les cours d’eau, favoriser des solutions alternatives (solaire, éolien), contrôler l’application des mesures prises, partager les rivières pour la paix, le développement et la sécurité. Il n’en manque qu’une, primordiale: la nécessité de développer les ressources en eau pour satisfaire les besoins des populations.

Fuites ciblées
Le rapport de la CGB est assortie de 26 recommandations qui préconisent une série de contrôles auxquels sera subordonnée la réalisation des futurs barrages. Autrement dit, il deviendra possible de bloquer les projets à chaque étape de planification et de construction. Etant entendu que les pouvoirs d’appréciation et de décision devront être délégués à des instances "neutres"dans lesquelles les organisations de l’environnement seront dûment représentées.

Qui, face à de telles contraintes, pourra ou voudra prendre les risques d’engager les investissements nécessaires dans de tels ouvrages? Avant même sa publication officielle, le contenu du rapport est l’objet de fuites organisées auprès de certains médias qui, en grande majorité, titrent sur les aspects néfastes des grands barrages dans le monde. Une exécution en règle!

Bien qu’elles faisaient partie du forum d’accompagnement institué par la commission, les grandes organisations faîtières professionnelles, la Commission internationale des grands barrages (CIGB), l’Association internationale pour l’hydroélectricité (IHA) et la Commission internationale pour l’irrigation et le drainage (ICID), n’ont pu prendre connaissance du contenu du rapport que le 17 novembre 2000, jour de sa publication.

Elles avaient, certes, pu présenter des arguments et proposer des impulsions, mais elles n’ont en aucun moment été informées des suites données à leur contribution. Certaines ONG, membres aussi du forum, préalablement informées sur le contenu du rapport, réclament, ce même 17 novembre, un moratoire sur la construction des barrages

Le cas des Trois-Gorges
Dans une lettre ouverte, les présidents des organisations professionnelles soulignent le fait que les critiques apportées à certains ouvrages, aussi justifiées qu’elles puissent être, ne sont pas applicables à la très grande majorité des barrages, dont les avantages économiques et sociaux sont indéniables. Dès lors qu’il faudra, au cours des 25 prochaines années, doubler la production d’aliments et d’électricité pour approvisionner une population mondiale en hausse rapide, la construction de réservoirs et la valorisation de la force hydraulique dans les pays en développement prend une importance considérable.

Ils rappellent que tout développement des infrastructures induit des impacts sur l’environnement. Et le fait de s’y opposer au nom d’un idéal écologiste absolu est contraire à la notion même de progrès et porte atteinte au droit des pays et des individus d’accéder à un minimum de prospérité.

Ils s’étonnent également du négativisme systématique avec lequel les médias occidentaux rendent compte des ouvrages hydrauliques. Le barrage des Trois-Gorges, en Chine, a été constamment associé au déplacement forcé d’un million de personnes. Mais le fait qu’il offre à ces mêmes populations des perspectives de développement économique et qu’il protègera 15 millions d’habitants à l’aval des crues souvent meurtrières du Yang-Tse est passé sous silence.

Les capacités hydroélectriques et les ressources en eau des pays industriels étant largement exploitées, il est clair que ce rapport attaque de plein fouet les pays en développement. Et certains d’entre eux ne s’y sont pas trompés. L’Inde et la Chine ont rejeté ses conclusions et annoncé leur volonté de ne pas donner suite à ses recommandations.

La vraie question
Les pays en développement pauvres, en particulier africains, auront plus de peine à l’ignorer. Car ils ont un besoin impératif de l’aide des institutions internationales de financement, dont la Banque Mondiale. Or celle-ci semble aujourd’hui quelque peu embarrassée par le caractère négatif du rapport sur la valeur des barrages et par ses recommandations irréalistes. Elle possède en fait ses propres règlements d’application pour la réalisation de tels ouvrages, dont l’utilité a été largement démontrée par l’usage depuis des décennies.

L’Union mondiale pour la nature, puissante par le fait qu’un bon nombre de ses membres sont des administrations d’Etats, et les ONG écologistes, qui travaillent dans le même esprit, sont soudées derrière le rapport qu’elles ont largement inspiré. Elles s’efforcent désormais de le faire accepter par les institutions de financement et, par ce biais, d’imposer ses conclusions aux gouvernements concernés.

Reste la question, pourtant aveuglante, que personne ne paraît vouloir poser: pourquoi les associations écologistes s’attaquent-elles avec tant de vigueur aux centrales hydroélectriques – celles-ci ne représentent que 7% de l’énergie primaire dans le monde et 19% de l’électricité – plutôt qu’à la part écrasante des agents fossiles, qui fournissent 75% de l’énergie primaire et 64% de l’électricité, et qui présentent des inconvénients environnementaux et sociaux considérables?

Nelson Mandela, lui, ne s’y est pas trompé. S’exprimant sur le rapport de la CMB, le 16 novembre dernier, l’ancien Président de l’Afrique du Sud remettait l’église au milieu du village: "Le problème, ce ne sont pas les barrages. C’est la faim, c’est la soif, c’est l’obscurité dans les villes. Ce sont les villes et les villages sans eau courante et assainissement. C’est le temps perdu pour collecter l’eau manuellement. Il y a un besoin pressant pour l’énergie dans tous les sens du mot".

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