L’ouverture du marché de l’électricité en Suisse
En Europe, tous les clients peuvent choisir librement leur fournisseur d’électricité. En Suisse, en revanche, le marché de l’électricité n’est ouvert jusqu’à présent que pour les gros clients. Selon le calendrier de la conseillère fédérale Doris Leuthard, les consommateurs d’électricité privés, dont les PME, pourront choisir librement leur fournisseur d’électricité à partir de 2018. Plusieurs raisons plaident pour une ouverture totale du marché. L’expérience positive de l’ouverture partielle connue jusqu’ici va dans ce sens. Il ne serait pas opportun de s’arrêter à mi-chemin. Et pourtant les syndicats menacent de lancer un referendum. De son côté, la branche de l’électricité soutient cette ouverture mais a besoin de suffisamment de temps pour s’adapter aux nouvelles conditions-cadre.
Dans un marché ouvert, les consommateurs d’électricité peuvent choisir librement leur fournisseur. Une situation (encore) inédite jusqu’à présent en Suisse. Certes, l’ouverture partielle existe en Suisse depuis 2009. Tous les clients consommant plus de 100 000 kWh par an (p. ex. une grande boulangerie) peuvent profiter du marché libre. Ils ne représentent qu’environ 1% des consommateurs finaux mais consomment la moitié de l’électricité du pays. Les 99% restants sont encore soumis aux lois monopolistiques en vigueur et doivent acheter l’électricité auprès de leur fournisseur régional à un tarif fixe qui s’aligne sur les coûts de production. Ces coûts sont cependant souvent supérieurs aux prix du marché.
Plusieurs raisons expliquent cela. D’une part, les nouvelles énergies renouvelables sont subventionnées, ce qui entraîne une distorsion du marché et une baisse des prix. L’électricité issue du charbon, produite à un coût avantageux et en quantité importante dans l’UE, est une autre explication. Les coûts de production de cette électricité ont chuté en raison du bas niveau de prix du charbon et des certificats de CO2. Enfin, la crise financière et la crise économique qui ont suivi ont également provoqué une baisse de la demande en Europe. Or, le développement de la production était orienté sur une hausse de la consommation, ce qui a conduit à des surcapacités qui ont fait également chuter les prix. Cela signifie que les petits consommateurs en Suisse payent aujourd’hui davantage que ce qu’ils paieraient s’ils pouvaient choisir librement leur fournisseur d’électricité sur le marché ouvert. Les petits clients, en particulier les PME, font donc partie des perdants dans les conditions-cadre actuelles.
Retour en arrière
Pour rappel: en 2002, les citoyens suisses refusaient par 52,5% la loi sur le marché de l’électricité (LME). La votation populaire avait eu lieu en raison d’un référendum lancé par les syndicats. Le Conseil fédéral a donc chargé l’administration de préparer un nouveau projet d’ouverture du marché de l’électricité. En 2007, le Conseil national et le Conseil des Etats ont clairement approuvé ce nouveau projet et ont voté la loi sur l’approvisionnement en électricité (LApEl). Cette fois, aucun référendum n’a été demandé dans le délai imparti, probablement parce qu’il était prévu une ouverture du marché en deux étapes et non une ouverture totale.
La loi a en conséquence permis une première phase d’ouverture qui a eu lieu en 2009. Elle ne concernait cependant que les gros clients. Les autres devaient en profiter plus tard. La LApEl prévoyait en effet à la base la libéralisation totale du marché de l’électricité cinq années après son entrée en vigueur. A partir de 2014, tous les clients, y compris les ménages privés, auraient pu en conséquence choisir librement leur fournisseur d’électricité. Les travaux de révision de la LApEl se sont ensuite intensifiés à partir de début 2010. Cette procédure s’est d’abord interrompue en raison de l’accident de Fukushima et du projet de tournant énergétique qui en a découlé. Du fait de l’urgence de l’élaboration de la nouvelle stratégie énergétique 2050 du Conseil fédéral, les travaux de révision de la LApEl ont été suspendus en mars 2011. Ils ont repris cette année.
Pourquoi une ouverture au juste?
Une ouverture totale du marché suscite des réticences en Suisse. Il y a toutefois de bonnes raisons de passer à la seconde étape:
- Un marché totalement ouvert en Suisse est une condition pour conclure le nécessaire et important accord sur l’électricité avec l’UE.
- Les conditions d’une ouverture du marché (par exemple la séparation de la production et du réseau) ont été créées ces dernières années en Suisse. Ces dernières doivent être exploitées d’une manière optimale. L’ouverture partielle actuelle du marché n’exploite en effet pas totalement les potentiels existants.
- Sans la seconde étape d’ouverture, les petits clients seront discriminés en Suisse car ils ne bénéficieront pas, contrairement aux gros clients et à ceux de l’UE, de la liberté de choix. Avec l’ouverture, les clients auront la liberté de changer de prestataire, sans que cela soit une obligation de le faire.
- Dans un marché ouvert, il n’existe pas de subventions croisées, ni de distorsion des prix car les prix trop élevés d’un prestataire poussent le client à passer chez un autre fournisseur. Dans le même temps, l’efficacité de la production est stimulée car les fournisseurs se trouvent en concurrence directe.
- La possibilité offerte au client de choisir librement son fournisseur d’électricité entraînera également une augmentation de la diversité du choix des produits à disposition des clients.
- Pour conclure, les alternatives au marché libre font défaut. Dans un marché totalement libéralisé tout autour de nous, il est évident que ne pas y prendre part aura des conséquences préjudiciables.
Pour en juger, il est intéressant de se pencher sur les évolutions durant la première étape d’ouverture du marché à partir de 2009. L’ouverture du marché aux gros clients a été peu exploitée par ceux-ci, dans un premier temps. Les prix du marché étaient initialement supérieurs à ceux de l’approvisionnement de base. Depuis, les prix ont baissé. Selon la Commission fédérale de l’électricité (ElCom), en 2014, 27% des gros clients seront sur le marché libre. Cela correspond à 47% de la quantité d’énergie pouvant être négociée librement sur le marché. Par rapport à 2013, ces deux valeurs ont pratiquement doublé. En d’autres termes: le marché fait son effet.
Situation actuelle en Suisse et perspectives
L’objectif communiqué par les autorités fédérales est l’ouverture totale du marché de l’électricité en Suisse à compter du 1er janvier 2018. A partir de cette date, les petits consommateurs (en particulier les PME) pourront eux aussi choisir librement leur fournisseur d’électricité. L’Office fédéral de l’énergie (OFEN) prévoit de lancer la consultation relative à la deuxième étape d’ouverture du marché de l’électricité en septembre 2014. Elle doit se terminer en janvier 2015.
Ces dates doivent cependant être considérées avec prudence. Il est fort possible que le dossier prenne du retard. Selon le calendrier prévu, le nouvel article de loi pourrait théoriquement entrer en vigueur en 2017. Les consommateurs pourraient donc changer de fournisseur d’électricité pour la première fois au 1er janvier 2018. Il est à cet égard surprenant que l’ouverture totale du marché n’ait pas été mentionnée dans le message sur la Stratégie énergétique 2050 alors qu’elle devrait en faire partie intégrante.
Les syndicats et les partis de gauche ont toutefois d’ores et déjà menacé de lancer le référendum et ont formulé des conditions à cette ouverture. Ainsi, l’Union syndicale suisse (USS) demande une convention collective de travail (CCT) pour la branche, qui permettrait selon l’USS de mettre les mutations structurelles sur de bons rails. Il est évident qu’une ouverture totale s’accompagne d’un changement structurel. Cela ne doit pas être perçu négativement dès lors qu’elle entraîne également des gains d’efficacité pour la branche. Gains dont les consommateurs vont profiter en fin de compte. La question est davantage de savoir si une CCT ne freinerait pas artificiellement un assainissement structurel naturel. En conséquence, elle nuirait à la prospérité de la branche et freinerait une adaptation des prix en faveur des consommateurs.
Lors de cette mutation structurelle, il importe surtout que les entreprises aient suffisamment de temps pour appliquer la deuxième étape de l’ouverture. En ce sens, l’Association des entreprises électriques suisses (AES) exige des périodes de transition raisonnables. La mise en pratique d’un marché totalement ouvert signifie pour les fournisseurs d’électricité une adaptation de leur infrastructure informatique afin que le changement d’un prestataire à l’autre se fasse sans problème pour les consommateurs. Cela exige des travaux préparatoires estimés à au moins deux années par la branche.
Ne sachant actuellement pas si le processus politique sera retardé ou non par un référendum, investir dans ce genre de prestations informatiques comporte un risque. On peut comprendre que sans certitudes politiques, la branche de l’électricité n’y soit pas prête. D’autant plus que les investissements nécessaires interviennent à un moment peu opportun étant donné la situation actuelle du marché de l’électricité. La branche se trouve donc face à un dilemme: doit-elle investir le plus tôt possible dans des prestations informatiques afin d’être prête à l’automne 2017 ou attendre jusqu’à un éventuel référendum pouvant retarder, voire mettre un terme à la procédure de libéralisation et par conséquent anéantir les investissements effectués ?
Du fait de ces incertitudes en matière d’investissement, la branche de l’électricité souhaiterait à juste titre faire supporter ces coûts par les consommateurs, ce que l’ElCom doit toutefois évaluer. L’OFEN invoque la consultation prévue qui débutera au second semestre 2014 et livrera ses résultats mi-2015. On disposera alors de suffisamment d’indications qui permettront à la branche de l’électricité d’évaluer les risques politiques.